LAURENT AJINA, LA LIGNE ET L'espace
Stephanie PIODA, 2022

Fr

D’un seul tracé effectué au marqueur et qui semble traverser les murs, l’ancien étudiant en architecture transforme les volumes. Entre cartographie d’un espace mental et prise de possession du monde.

La ligne se fait droite, en perspective, à angle droit, courbe, abstraite, en enchevêtrements chaotiques… Quelle que soit la forme qu’elle prend, cette suite de points riche et multiple est le fondement de toutes les œuvres de Laurent Ajina (né en 1970). Il la trace le plus souvent sur un mur immaculé, un monochrome blanc ou noir, écran sur lequel il projette son espace mental. Ainsi se matérialise-t-elle au fur et à mesure qu’elle naît dans son esprit, en un flux continu. Pas besoin de dessin préparatoire car une fois imprégné du lieu à investir, l’artiste se met en action. «J’attaque directement le dessin de manière spontanée, très rapidement, avec des encres indélébiles, donc sans possibilité de repentir», explique-t-il. Et si l’on imagine qu’il avance à tâtons, de façon aléatoire, on se trompe : «Ce sont des constructions, donc toute ligne a un sens et est connectée à une autre, qui a un début et une fin. J’aime bien employer la métaphore du skate, que j’ai beaucoup pratiqué adolescent. On retrouve l’idée de trajectoire et de précision. Si jamais on est décalé de quelques centimètres pour faire une figure, on tombe.» Alors, il vise et fait glisser son trait sur le mur-support sans lever la main, et s’amuse en intégrant les obstacles qui se présentent : une prise électrique, une fenêtre, une porte, une voûte, l’abaque d’un chapiteau, un câble… «C’est assez drôle de pouvoir créer des dialogues avec des câbles de lampe qui pendent, par exemple, et d’avoir une ligne noire qui est de la même largeur. La photo prise devient intrigante car on a l’impression que le dessin est en trois dimensions.»

Le dessin comme une évidence
On retrouve cette ambiguïté et ce caractère ludique aussi bien dans les maisons de collectionneurs à Naples, Vienne, Berlin, Paris, que dans l’escalier du centre culturel le Centquatre, dans les bureaux de l’éditeur de jeux vidéo Quantic Dream, dans le bâtiment de l’ancien tribunal civil de Charlottenburg, à Berlin, ou au palazzo Viola à Palerme. L’artiste creuse et ouvre les murs avec des œuvres qui induisent un rapport à l’immatériel : rattachées à un édifice, elles ne peuvent être revendues et sortent du marché de l’art. «L’œuvre fait partie du lieu. Elle existe de par sa présence un temps donné, et si les gens déménagent, ils ne pourront pas l’emporter. Cette idée est précieuse pour moi.» Sa préférence va sans doute aux endroits historiques qui condensent les éléments du vocabulaire de l’architecture classique (croisées d’ogives, pilastres, chapiteaux, colonnes…) et qui sont autant de prétextes pour relancer son dessin, comme par ricochet. Ils ont également une charge symbolique pour lui qui s’inscrit dans une filiation avec les fresques de la Renaissance italienne, ou ces trouées vers un ciel infini ouvrant les voûtes des églises baroques. Mais quel que soit le projet, le processus est toujours le même, avec en filigrane la transformation d’un espace et d’un volume, comme une œuvre transfigure un lieu sacré. Certains de ses dessins paraissent en suspension et flottent tel un mobile de Calder. D'autres entrent en résonance avec l’environnement, comme la façade de cette scierie ancienne à Megève, où les structures cubiques simplifiées évoquent les montagnes de l’arrière-plan. Laurent Ajina incruste ainsi chaque dessin dans un élément du réel, connecté et relié à son contexte. Ce goût du rapport au bâti renvoie à une histoire à la fois familiale et personnelle : son père a été un temps architecte, avant de devenir diplomate à l’Unesco, et lui-même a flirté avec cette ambition en suivant les cours de l’École d’architecture Paris La Seine – intégrée en 2001 à l’ENSA de Paris - Val de Seine. Il n’a cependant pas poursuivi dans cette voie, tant le dessin et la peinture se sont imposés comme une évidence. Mais il en garde la simplicité schématique qui souligne les arêtes d’un monument, d’une structure, d’une ossature. Tout cela est porté par «le déplacement, le mouvement et la respiration», explique-t-il. «Mon rapport à la tridimensionnalité est physique et la ligne naît du souffle et de mes déplacements, qui sont comme une danse. Elle se développe à la manière d’un cœur qui bat, au rythme de ses pulsations. Lorsque je suis à cinq mètres de hauteur sur une échelle, je garde une certaine liberté de mouvement pour développer des lignes qui dépassent parfois un mètre d’envergure, la limite des possibilités de mes bras. Je me laisse énormément porter par l’instant et par le lieu.» Son trait pourrait finalement être interprété comme une toile d’araignée, le réseau veineux d’un organisme vivant sorti d’un logiciel 3D, ou tel un parcours consigné sur une carte imaginaire, le chemin accompli sur un territoire virtuel. Et ça tombe bien, car Laurent Ajina est un grand voyageur, fasciné par les cartes : Français, il habite la capitale autrichienne et, entre deux déplacements, se rend dès qu’il le peut à Los Angeles, sa ville de cœur.

Le goût du voyage
On retrouve cette idée du déplacement dans un projet né pendant le confinement, autour d’un autre matériau. «Le carton est venu de mon expérience de grand promeneur et de grand piéton, et d’amoureux de l’architecture.» À 20 ans, frappé par le choc visuel des cartons posés à même le sol par les SDF, matérialisant à la fois une fonction (la protection), un espace délimité et quelque chose de tragique, il a commencé par les photographier dans la rue, avant de les choisir comme support pour des installations en extérieur. S’il évoque leur fragilité ou leur aspect périssable, Laurent Ajina les utilise aujourd’hui plutôt pour ce qu’ils représentent à ses yeux : la mondialisation et les échanges de marchandises désormais innombrables, mais aussi un rapport assez classique au dessin. Il utilise un support brun, là où le XVIIIe siècle préférait le papier bleu, et un crayon noir qui évoque le fusain. Depuis 2020, il a décidé de les faire voyager dans des régions lointaines : en Afrique, en Australie, à Chypre, aux États-Unis, à Angkor… «J’envoie mes cartons à des gens qui m’offrent en retour les photos des œuvres qu’ils mettent en situation.» Une façon de les inscrire dans un paysage, telle une fenêtre vers un ailleurs, et de nous rappeler que ces panneaux sont des morceaux de ses propres paysages intérieurs. «Il y a d’heureuses comme de mauvaises surprises, mais cela fait partie du jeu. J’espère créer une sorte de cartographie du monde avec ces photographies.» Déchiré, plié, découpé : le support récupéré dans les magasins est déjà marqué, contrairement aux murs lisses et bien préparés de ses wall drawings ou à ses peintures. Si les deux autres volets de son art se jouent en noir ou blanc, il n’utilise la couleur que dans celles-ci. Sur la toile, plusieurs dessins se superposent pour créer un réseau de grilles, qui s’effacent pour certaines tels des palimpsestes. «Ils se perdent dans la construction/déconstruction et, depuis un an, j’ai incorporé des formes géométriques : des carrés ou des rectangles posés horizontalement ou verticalement, mais jamais en diagonale. Je ne suis pas dans le suprématisme ni dans la peinture constructiviste : pour moi, cela a à voir avec des écrans qui sont lisibles uniquement dans ces deux positions.» Et si la toile est plus limitée qu’un mur, elle doit être suffisamment grande pour que le geste puisse être porteur de la même énergie, justifiant le rapport physique inhérent à son travail. Ici, tout n’est que vibration, superposition, émotion.

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